Le « facteur Amazon »

« Un géant des produits biologiques est né, un autre. Mais l’arrivée d’Amazon dans l’alimentation biologique dérange et risque de perturber le marché canadien, éventuellement.»
SYLVAIN CHARLEBOIS, Doyen de la Faculté en Management, Professeur un Distribution et Politiques Agroalimentaires, Université Dalhousie.

Un géant des produits biologiques est né, un autre. L’achat de Whole Foods par Amazon a reçu l’aval des actionnaires de Whole Foods ainsi que des régulateurs américains. Depuis, Amazon fait l’annonce que plusieurs produits bio seront offerts au rabais de façon immédiate. Malgré ses 413 magasins aux États-Unis, Whole Foods n’a que 13 établissements au Canada, mais son influence se fait déjà sentir. L’arrivée d’Amazon dans l’alimentation biologique dérange et risque de perturber le marché canadien, mais pas dans l’immédiat.

À la suite de la transaction, l’action de l’ensemble des distributeurs alimentaires à travers l’Amérique enregistre une baisse. Kroger, Sprouts Farmers Markets, et SuperValu ont vu leurs actions diminuer de 5 % à 8 %. Au Canada, Loblaw, Sobeys et Métro ont aussi subi le même sort. Aux États-Unis, où les prix alimentaires ont diminué pendant 19 mois, un record depuis 1950, plusieurs craignent une autre guerre de prix. Normalement, les prix chez Whole Foods dépassent de 15 % à 20 % les prix que l’on retrouve ailleurs. Pour ses produits biologiques, Amazon ne fera qu’ajuster les prix au niveau moyen du marché. Indubitablement, une baisse agressive de prix stimulera la demande pour les aliments biologiques chez les Américains. Certes, Walmart et d’autres réagiront. Mais la rapidité à laquelle Amazon exécutera sa stratégie d’améliorer Whole Foods est tout simplement stupéfiante.

Contrairement à d’autres détaillants qui tentent constamment d’augmenter leurs profits, Amazon s’intéresse uniquement à l’augmentation de la qualité de son service et de la variété de ses produits. De surcroît, Amazon démocratise les produits biologiques alimentaires afin qu’un nombre plus important de consommateurs puissent se permettre d’acheter des produits bio plus souvent. Bananes, avocats, laitue, saumon, tilapia, épinards, tout sera offert au rabais. Le marché biologique est lucratif, à marge élevée, mais surtout, élitiste. Comme Walmart l’a fait il y a de cela quelques années, Amazon ouvre la porte à un marché plus grand pour la filière biologique.

Ce n’est pas la première fois qu’un géant tente de rendre les produits biologiques moins dispendieux. D’ailleurs, il y a environ une dizaine d’années, Walmart avait annoncé ses ambitions de révolutionner le secteur biologique en offrant des rabais sur plus de 140 produits différents. Mais cela n’a pas été facile pour le géant de Bentonville. En raison de la nature imprévisible de la production biologique, Walmart n’a pas pu suivre son plan initial et a dû se rétracter. Même pour Walmart, se procurer certains produits de façon constante devenait impossible. Malgré tout, Walmart détient maintenant le titre du plus grand détaillant de produits biologiques aux États-Unis.

Cette fois-ci par contre, Amazon utilise Whole Foods pour développer sa stratégie biologique, la Mecque des amoureux du naturel dans l’assiette. Contrairement à Walmart, le souci de l’approvisionnement revêt un aspect tout à fait secondaire puisqu’Amazon profite de l’écosystème de Whole Foods, bien établi depuis des années. Alors l’entreprise peut miser sur le développement de marché et de la conversion du trafic en magasin vers le virtuel, un monde qu’Amazon connaît bien.

Pendant ce temps, les joueurs canadiens de la distribution observent ce qui se passe chez nos voisins du sud. Le marché biologique au Canada demeure tout de même marginal. Les ventes ne dépassent guère 3,7 milliards de dollars, ce qui représente à peine 2 % du marché alimentaire au pays. Ce n’est rien. Malgré les sondages qui suggèrent qu’un nombre important de consommateurs clament qu’ils ne jurent que par les produits bio, la réalité au point de service où les achats sont comptabilisés est tout autre. Malgré l’augmentation de la demande américaine et vu que 80 % des produits biologiques que l’on consomme au Canada sont importés, la marge entre les produits conventionnels et biologiques risque d’augmenter en raison du « facteur Amazon ».

Mais la réelle menace demeure Amazon avec sa maîtrise de bien comprendre les consommateurs, mieux que les consommateurs eux-mêmes. Boudé pendant des années, pensant qu’une cannibalisation des ventes était inévitable, l’ensemble des distributeurs a maintenant une stratégie afin d’offrir leurs produits en ligne. Walmart a augmenté ses ventes alimentaires en ligne au dernier trimestre par 60 %, un bond exceptionnel. Amazon ne fait qu’accélérer le rythme. De plus, le nombre de consommateurs qui ne veulent point troquer leur temps de loisir pour du temps en magasin augmente sans cesse.

Métro a eu la brillante idée d’acheter MissFresh cet été, une belle entreprise dans le domaine du prêt-à-cuisiner. Avec cette transaction, le troisième joueur en importance au Canada acquiert une expérience en service alimentaire tout en s’exposant davantage au virtuel. Puisque le service alimentaire n’a jamais représenté une priorité en distribution, encore moins en ligne, Métro a eu la sagesse de le reconnaître, alors il ne faudrait pas se surprendre si d’autres le suivent et l’imitent.