Le coût de l’inertie

« Il y a belle lurette que nous aurions dû modifier notre système de la gestion de l’offre. Pendant que le monde changeait, les producteurs laitiers ainsi que nos gouvernements fédéraux qui se succèdent depuis cinquante ans optaient pour ne rien faire. Malheureusement, Trump vient de nous dire que notre manque de volonté à faire quoi que ce soit pourrait nous coûter très cher. »

SYLVAIN CHARLEBOIS, Doyen de la Faculté en Management, Professeur en Distribution et Politiques Agroalimentaires, Université Dalhousie.

L’homme élu président des États-Unis en novembre dernier connaît maintenant l’existence de la gestion de l’offre au Canada. En effet, vraisemblablement pour la première fois, un président américain critique ouvertement notre régime de quotas et de tarifs qui protège nos producteurs laitiers. À l’aube des négociations qui mèneront à la version 2.0 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), les commentaires de monsieur Trump en rendent plusieurs nerveux.

Trump prononçait un discours au Wisconsin récemment déclarant la guerre contre la gestion de l’offre canadienne, s’avouant ainsi conscient de l’existence de notre système de quotas et de tarifs restrictifs à l’importation de produits laitiers, volailles et œufs. Il y a fort à parier que le dirigeant de nos voisins du sud et plusieurs de ses acolytes ignoraient l’existence de la gestion de l’offre au Canada jusqu’à tout récemment. La grande majorité des Américains n’en avait probablement jamais entendu parler non plus. Après tout, n’importe quel citoyen d’une intelligence cognitive normale aura de la difficulté à croire qu’un système aussi dépassé existe au sein d’une économie ouverte et industrialisée comme celle du Canada. Certains pourraient croire que la mécanique d’un tel système est digne d’un pays sous-développé. Il s’agit d’un concept contre-intuitif pour ceux ayant des valeurs capitalistes.

Mais les contraintes créées par la gestion de l’offre du côté américain deviennent tout à coup un problème pour la Maison-Blanche pour la simple raison que le lobby laitier américain a du lait à vendre, énormément de lait. L’économie américaine produit beaucoup de lait depuis déjà quelques années et constate que le Canada représente un marché très accessible, mais la gestion de l’offre les empêche d’en profiter. Alors, avec un nouveau locataire plus audacieux à la résidence officielle, le lobby laitier américain voit la révision des termes de l’ALENA comme une occasion en or pour mettre fin au système de la gestion de l’offre une fois pour toutes.

C’est tout à fait décevant puisqu’au lieu d’avoir volontairement fait des changements majeurs à notre système, une révision de la gestion de l’offre nous sera imposée, en quelque sorte. Même avec Trump, la gestion de l’offre ne disparaîtra pas, mais il ne faudrait pas se surprendre de la voir subir une métamorphose. Des modifications considérables sont souhaitables, surtout pour nos producteurs laitiers. Le fait qu’en pourcentage, nous ayons perdu autant de fermes laitières qu’aux États-Unis durant les trente dernières années démontre que le système ne sauve pas grand-chose.

Il faut par contre réformer la gestion de l’offre pour de bonnes raisons. D’abord, contrairement à ce que plusieurs mentionnent depuis plusieurs années, la filière laitière canadienne reste efficace. Elle gère ses intrants et la majorité des producteurs sont de fins stratèges en matière de gestion de coût. Or, notre secteur n’est tout simplement pas compétitif. Le coût moyen pour produire un litre de lait se révèle l’un des plus élevés au monde. Selon une analyse comparative publiée dans une revue scientifique, seule la Suisse arrive à des coûts plus élevés. Mettre fin à la gestion de l’offre anéantirait notre secteur laitier en entier. Il faut donc inciter nos producteurs à vouloir devenir compétitifs. Pour cela, il faut leur laisser comprendre le sens du service à la clientèle, un concept qu’ils ignorent complètement. Par définition, sous la gestion de l’offre, nos producteurs laitiers sont ni plus ni moins des bureaucrates et non des entrepreneurs.

Deuxièmement, le fameux débat sur les prix du lait et des produits laitiers devient souvent une distraction hasardeuse. En modifiant le système de la gestion de l’offre, les prix au détail pour plusieurs de nos produits laitiers pourraient aussi bien se retrouver en hausse ou en baisse. Tout dépend de la façon dont on prépare le secteur pour un marché plus ouvert. Vu les coûts de distribution onéreux au Canada, les prix pourraient facilement augmenter au-delà des prix actuels si notre capacité de production locale était lourdement handicapée par des changements majeurs du système. L’objectif premier d’une réforme doit d’abord assurer la viabilité d’un bon nombre de fermes performantes chez nous ainsi que permettre à notre secteur de la transformation laitière de prospérer. Puisque nous avons perdu pratiquement 90 % de nos fermes laitières depuis 30 ans et que le coût du lait industriel pour nos transformateurs est l’un des plus élevés au monde, la gestion de l’offre ne sert à personne d’autres qu’aux bénéficiaires restants du système.

Mais avec Trump et sa cabale, la pression se veut réelle. Vu le contexte et l’ère du patriotisme économique dans lequel nous vivons, dicter et défendre nos propositions deviendra assurément plus difficile. Il y a belle lurette que nous aurions dû modifier notre système de la gestion de l’offre. Pendant que le monde changeait, les producteurs laitiers ainsi que nos gouvernements fédéraux qui se succèdent depuis cinquante ans optaient pour ne rien faire. Malheureusement, Trump vient de nous dire que notre manque de volonté à faire quoi que ce soit pourrait nous coûter très cher.

Dr. Sylvain Charlebois, Dean

Faculty of Management