Friandises pour adulte seulement ?

La légalisation du cannabis s’est avérée compliquée en octobre 2018, mais celle entourant les produits dérivés de cannabis en octobre 2019 le sera davantage. Le marché des produits à base de cannabis pourrait facilement dépasser celui du cannabis à l’état pur. Aux États-Unis, où une dizaine d’États permettent déjà la commercialisation de produits comestibles, les ventes dépassent déjà certaines estimations faites il y a quelques années. Selon un récent rapport, les ventes de produits comestibles aux États-Unis ont atteint 1,4 milliard de dollars US au cours des douze derniers mois. Ce chiffre pourrait atteindre 4,1 milliards de dollars d’ici 2022 et dépasser les ventes de cannabis ordinaire, et le produit n’a toujours pas le statut légal au fédéral. Le Canada représente donc un cas unique et un marché très intéressant pour l’industrie agroalimentaire.

On estime présentement que 93 % des Canadiens favorables à la légalisation du cannabis planifie essayer au moins un produit comestible, dès que ceux-ci deviendront légaux. De surcroît, certaines entreprises démontrent déjà un intérêt pour le cannabis. Le premier secteur à se mobiliser est celui des breuvages. Pour éviter de perdre des parts de marché, l’industrie brassicole mène une offensive manifeste. Aux États-Unis, certains brasseurs ont perdu plus de 20 % de leur marché dans certains États où les produits comestibles à base de cannabis se vendent légalement. Même situation pour l’industrie des boissons gazeuses.

Mais il y a matière à s’inquiéter. Chez notre voisin du sud, des gâteries très attirantes pour les enfants comme les oursons en gelée et les chocolats sont deux des produits dérivés du cannabis qui s’avèrent les plus populaires. Santé Canada doit donc démontrer une extrême prudence et son plus récent cadre réglementaire présenté juste avant les Fêtes en fait preuve. Les Canadiens ont maintenant 60 jours, d’ici la fin février, pour commenter le contenu de l’œuvre de Santé Canada.

Avec son projet de réglementation stricte, Santé Canada y est allé d’une exécution impressionnante. L’an dernier, puisque la légalisation des produits comestibles s’ajoutait à la loi à la toute dernière minute, Santé Canada n’était pas prêt à gérer un tel dilemme de santé publique. Depuis lors, le régulateur public a visiblement fait ses devoirs et il nous offre un cadre réglementaire potable.

Il n’y a pas vraiment de grandes surprises dans le document, même si Santé Canada a clairement utilisé les États-Unis comme modèle d’étude de cas. Chez Santé Canada, nous voulons éviter les erreurs et adopter une approche archi-conservatrice. Afin d’éviter des scénarios cauchemardesques d’intoxications accidentelles de cannabis chez les enfants, Santé Canada empêchera l’industrie de commercialiser des produits qui attirent les jeunes. Santé Canada recommande aussi d’utiliser l’emballage unitaire, simpliste, afin de limiter les options de marketing et de stimulation des sens chez le consommateur. Les limites de THC, l’agent psychoactif du cannabis, seront clairement réglementées et étiquetées, une autre sage décision.

Le fait de ne pas ajouter du cannabis à des produits alcoolisés constitue aussi une recommandation juste qui ne surprend pas. En revanche, cette directive ne ralentira aucunement les ardeurs de l’industrie de la bière et des vins puisque l’intérêt premier s’oriente vers la commercialisation de produits désalcoolisés à base de cannabis. L’offre d’un produit enivrant, sans les calories, propose donc une alternative qui pourrait plaire à plusieurs.
Mais certaines ambiguïtés persistent. Par exemple, il reste encore très difficile de comprendre comment Santé Canada distingue les produits qui attirent les jeunes par opposition à ceux qui seront destinés au marché des adultes. Il n’y a pas que les jeunes qui aiment le chocolat et les friandises ! Ce manque de clarté inquiète.

La traçabilité du cannabis représente un autre aspect manquant dans le cadre présenté par Santé Canada. Tracer et retracer les aliments contenant du cannabis demeure un outil indispensable afin de gérer les risques, en amont et en aval de la chaîne alimentaire. De plus, on fait à peine mention de la gestion des déchets dans le document. Il y a eu déjà des incidents rapportés au Canada d’animaux de compagnie qui ont malencontreusement ingéré ces produits comestibles.

L’autre lacune majeure du cadre concerne la formation en entreprise, l’une des plus grandes préoccupations de l’industrie. En Oregon par exemple, la formation des employés qui manipulent ou qui pourrait manipuler le cannabis est obligatoire lors de la demande ou le renouvellement de permis. Les employés apprennent à manipuler correctement le cannabis et on leur enseigne les bonnes pratiques de production et de transformation. À ce chapitre, Santé Canada semble très avare de renseignements.

Même si Santé Canada n’a pas consulté l’industrie, le cadre réglementaire présenté en décembre devrait être bien accueilli dans son ensemble. L’ouvrage de Santé Canada rassure, mais il reste encore beaucoup de matières à couvrir. Le cadre manque de précision sur plusieurs aspects et il doit se régler au plus tard le 17 octobre prochain, soit quatre jours avant les prochaines élections fédérales.

Dr. Sylvain Charlebois/Professor/Professeur Titulaire