« Il y a cinq ans, un Canadien sur cinq utilisait régulièrement la livraison alimentaire, aujourd’hui c’est plutôt un Canadien sur quatre ! Cela nous signale que le téléphone devient une extension de nous-mêmes au détriment du temps passé en cuisine et de notre littératie alimentaire. »
Quand le cellulaire remplace la cuisine
Utilisez-vous des applications comme UberEats ou DoorDash pour faire livrer des repas au bureau ou à la maison ? Si oui, vous n’êtes pas seul. L’utilisation de ces plateformes a connu un essor marqué au cours des dernières années, même si cette progression révèle d’importants contrastes régionaux et générationnels. Selon un sondage effectué par notre Laboratoire à la fin du mois d’août, 27,4 % des Canadiens utilisent ces applications plus d’une fois par mois. Autrement dit, alors qu’en 2020 seulement un Canadien sur cinq y avait recours régulièrement, c’est maintenant un sur quatre.
L’Alberta occupe le premier rang avec 34,6 %, suivie de près par la Colombie-Britannique à 30,3 %, alors que le Québec, avec 24,3 %, se situe en deçà de la moyenne nationale. Dans cette province, UberEats domine largement avec 69,3 % des parts d’utilisation, devant DoorDash à 54,2 %. À l’échelle canadienne, UberEats demeure d’ailleurs la plateforme de référence avec 72,7 % des utilisateurs.
Toutefois, cette adoption reste loin d’être généralisée. Près de 58 % des consommateurs canadiens ont soit cessé d’utiliser ces services, soit refusé d’y recourir. Le prix des aliments, mentionné par 57,2 % des gens sondés, et les frais supplémentaires liés aux plateformes, identifiés par 52,9 % d’entre eux, représentent les principaux motifs d’abandon. Cela démontre une tension évidente : la commodité offerte par ces applications attire, mais le coût décourage, surtout dans un contexte d’inflation alimentaire persistante.
Ce paradoxe mérite réflexion. Alors même que le coût du panier d’épicerie a bondi de 27 % en cinq ans, l’utilisation de la livraison alimentaire a connu un essor. Cela traduit une mutation des comportements : les Canadiens acceptent de payer davantage pour préserver leur temps et leur flexibilité. La livraison devient ainsi un compromis moderne, où l’efficacité et le confort priment sur la rationalité économique stricte.
Sur le plan générationnel, les écarts sont saisissants. Chez les millénariaux (nés entre 1981 et 1996), 38,6 % déclarent utiliser ces services de façon régulière. La génération Z (1997-2005) suit de près avec 38,1 %. Ces proportions contrastent fortement avec la génération X (1965-1980), où seulement 25,1 % constituent des utilisateurs réguliers, et avec les baby-boomers (1946-1964), à peine 12,1 %. Ces données confirment que les plus jeunes, souvent moins fortunés, consentent à payer davantage pour se faire livrer des repas. Il faut dire que pour ces générations, le téléphone intelligent est devenu une extension quasi membranaire, un prolongement naturel du quotidien. Commander un repas en quelques gestes sur un écran représente un comportement normal, voire essentiel, dans un univers où l’instantanéité guide les choix de consommation.
Cette réalité soulève cependant un enjeu fondamental de littératie alimentaire. Alors que nos aînés cuisinaient davantage et valorisaient le repas comme moment de partage et de préparation, une part croissante de la population délègue désormais cette étape. Le manque de temps en cuisine, combiné à des habitudes de vie effrénées, contribue à cette externalisation des repas. Mais ce glissement culturel apporte son lot de conséquences : il modifie notre rapport à l’alimentation, affaiblit nos compétences culinaires et peut, à terme, influencer notre santé et notre relation au terroir.
Enfin, il faut rappeler que derrière chaque repas livré se trouvent des agriculteurs, des transformateurs, des détaillants et des restaurateurs qui maintiennent en vie une chaîne alimentaire complexe et résiliente. L’essor des applications de livraison ne doit pas nous faire oublier cette réalité : manger n’est pas seulement un acte de consommation rapide, mais aussi un geste qui relie les Canadiens à toute une économie alimentaire nationale. Si la commodité prend de plus en plus de place, il faut impérativement continuer à cultiver l’appréciation pour ceux et celles qui produisent, transforment et distribuent les aliments que nous consommons.
Dr. Sylvain Charlebois/Professor/Professeur Titulaire
Senior Director/Directeur Principal
AGRI-FOOD ANALYTICS LAB/LABORATOIRE DE SCIENCES ANALYTIQUES EN AGROALIMENTAIRE
CO-HOST, The Food Professor Podcast

