L’industrie canadienne de transformation alimentaire se meurt, et personne ne s’en soucie

Par Sylvain Charlebois, Directeur principal, laboratoire d’analyse agroalimentaire de l’Université Dalhousie | « Au cours de la dernière décennie, près de 4 000 usines de transformation alimentaire ont vu le jour aux États-Unis, contre seulement 20 au Canada. » Vous vous demandez encore pourquoi la prochaine usine de Maple Leaf sera construite aux États-Unis ?

Les Aliments Maple Leaf, la plus grande entreprise de transformation de porc du pays, a choisi de construire sa nouvelle usine de transformation alimentaire de protéines d’origine végétale au sud de la frontière américaine. L’entreprise alimentaire canadienne emblématique a récemment annoncé son intention d’investir 310 millions de dollars américains dans la construction d’une usine de transformation alimentaire de 21 368 m2 (230 000 pi2) en Indiana. Les hamburgers Lightlife et d’autres aliments d’origine végétale y seront notamment produits. Il s’agira du plus grand établissement du genre en Amérique du Nord. Il est évident que l’entreprise cherche à tirer profit de la croissance du marché des protéines d’origine végétale. Elle voudra aussi se prémunir contre divers éléments perturbateurs. Il n’en demeure pas moins extrêmement décevant qu’elle ait choisi de construire la nouvelle usine aux États-Unis.

Maple Leaf a bien des raisons de ne plus s’intéresser uniquement aux produits à base de viande dans le cadre de ses activités commerciales. D’abord, la question de la sûreté biologique surgit partout dans le monde. Nous n’avons qu’à penser à la peste porcine africaine, qui fait des ravages jusqu’en Asie. Il suffirait d’un cas pour que le Canada ferme ses frontières à un bon nombre de produits. La situation précaire dans laquelle se trouve actuellement l’industrie du bétail ne lui est que trop familière. Il est impossible d’oublier les répercussions qu’a causées la crise de la vache folle il y a 15 ans.

L’industrie de la transformation ne se transforme pas

En outre, la demande de produits de porc et d’autres viandes transformées demeure forte, malgré le discours ambiant des derniers mois, qui veut que le monde entier soit en train de se tourner vers le végétalisme. Toutefois, la popularité grandissante du flexitarisme ne se dément pas. Les entreprises comme Maple Leaf, malgré leur engagement passé envers les sources traditionnelles de protéines, investissent désormais dans les protéines végétales. Afin d’accorder une place plus importante aux aliments d’origine végétale pour les prochaines années, Maple Leaf a fait l’acquisition de deux entreprises établies aux États-Unis. La construction d’une nouvelle usine est le prolongement naturel de la stratégie actuelle. Elle vise à aider Maple Leaf à miser sur les principales sources de protéines, qu’elles soient d’origine végétale ou animale. On ne peut nier le bien-fondé de ce raisonnement.

Cela dit, malgré le fait que ces nouvelles installations traiteront principalement des produits à base de pois, Maple Leaf érige sa nouvelle usine aux États-Unis, et non au Canada. Il ne faut pas oublier que le Canada est l’un des plus grands producteurs de pois du monde. Cela illustre à quel point notre industrie de la transformation des aliments est désormais anémique. Le secteur de la transformation des aliments au Canada attend désespérément des mesures qui augmenteront sa compétitivité. Un grand nombre d’établissements autorisés par le gouvernement fédéral ont un besoin criant d’investissement de capitaux considérables. Dans certaines usines, les technologies sont vieilles de plusieurs décennies, si bien qu’on a l’impression d’avoir voyagé dans le passé quand on y met les pieds. Comme il a déjà été indiqué, le Canada peine de plus en plus à attirer des investisseurs étrangers en raison de nouvelles politiques difficiles à prévoir qui nuisent au milieu des affaires. Et ce n’est pas uniquement une question d’impôts et de règlements supplémentaires. L’idée serait de mettre de l’avant de manière stable et durable les facteurs qui favorisent la croissance économique et la gestion des talents du pays. Dans cette optique, les États-Unis surpassent le Canada depuis quelques années déjà.

Manque d’innovations canadiennes en produits alimentaires

Selon un rapport de l’association des Produits alimentaires et de consommation du Canada (PACC), un groupe représentant les fabricants de produits alimentaires, 83 % des nouveaux produits de marque lancés au Canada n’avaient été ni conçus ni fabriqués au pays. Cette absence d’innovation est profondément ancrée dans notre incapacité à penser de façon créative et à générer de la propriété intellectuelle pour ce secteur essentiel de l’industrie agroalimentaire.

Les difficultés croissantes liées à la gestion de la main-d’oeuvre, des coûts et des compétences sautent aux yeux, et la situation ne fait qu’empirer. Toujours selon le rapport de la PACC, en raison de la délocalisation de la main-d’oeuvre et de l’impartition de certaines activités à l’extérieur du Canada, le nombre d’employés à temps plein a connu une baisse de 7,3 % au cours des cinq dernières années. Quelque 22 000 employés du secteur ont perdu leur emploi au cours de cette période. Tous occupaient un poste dans le domaine de la fabrication de produits alimentaires. En d’autres mots, cela représente 12 emplois perdus par jour, chaque jour, pendant cinq ans. Si on se compare avec les États-Unis, on constate par ailleurs que notre infrastructure de transport des produits alimentaires est également en piètre état.

Problèmes de main d’œuvre et d’infrastructures

Par conséquent, si Maple Leaf a opté pour la construction d’une usine en Indiana, c’est tout simplement parce qu’il s’agissait de la décision d’affaires la plus logique à prendre… ou, pour parler plus franchement, parce que l’entreprise n’avait pas d’autre choix. À moins que les indicateurs de base du marché ne changent, rien ne justifie l’installation de nouvelles usines de transformation au Canada. Au cours de la dernière décennie, près de 4 000 usines de transformation alimentaire ont vu le jour aux États-Unis, contre seulement 20 au Canada. Manifestement, il y a un problème quelque part. Nous disposons d’une abondance d’ingrédients et nous sommes chefs de file en matière d’intelligence artificielle, laquelle pourrait rendre notre fabrication plus efficace et productive. Malheureusement, cela ne pallie pas notre main-d’oeuvre non qualifiée, l’accès trop difficile aux capitaux et le piètre état de nos infrastructures.

Le gouvernement fédéral s’est fixé un objectif de 85 milliards de dollars en exportation agroalimentaire d’ici 2025. Cet objectif ne pourra toutefois être atteint qu’en améliorant la compétitivité de notre secteur de transformation des aliments. Le Canada avait grandement besoin des 500 emplois créés par la construction de la nouvelle usine de Maple Leaf. Or, l’entreprise en a décidé autrement et, honnêtement, on pourrait difficilement le lui reprocher.