« Le changement climatique bouleverse notre chaîne d’approvisionnement alimentaire, mais c’est le recul démographique qui pourrait, à long terme, redéfinir toute l’économie agroalimentaire : moins de bouches à nourrir, moins de bras pour produire, et un impératif de nourrir mieux, pas plus. »
Le changement climatique constitue la menace la plus pressante pour notre secteur agroalimentaire. Agriculteurs, transformateurs, distributeurs, détaillants et transporteurs ont tous été contraints de s’adapter en temps réel aux phénomènes météorologiques extrêmes, au décalage des saisons de végétation et à la volatilité des conditions. Des sécheresses aux inondations en passant par les incendies de forêt, le changement climatique a mis à l’épreuve la résilience de chaque maillon de la chaîne d’approvisionnement alimentaire.
Mais une autre menace se profile discrètement et lentement, mais beaucoup plus difficile à inverser, à laquelle peu d’acteurs du secteur semblent préparés : la dépopulation.
L’industrie agroalimentaire repose sur un principe fondamental : il y aura toujours plus de bouches à nourrir. La croissance démographique a longtemps représenté un indicateur de la croissance du marché. Une logique simple en découle : un grand nombre de personnes entraîne une demande amplifiée en calories, une plus grande diversité des préférences alimentaires et des dépenses accrues tout au long de la chaîne de valeur. De nombreuses stratégies du secteur reposent sur l’idée d’accroître la part de marché, un concept qui suppose une croissance continue de la base de consommateurs.
Mais que se passe-t-il lorsque cette base commence à diminuer ?
Au-delà de 60 pays à travers le monde connaissent déjà un déclin démographique, et ce nombre devrait dépasser la centaine d’ici 25 ans. Les taux de fécondité chutent en dessous du seuil de remplacement dans une grande partie de l’Europe, de l’Asie de l’Est et même dans certaines régions d’Amérique latine. Le Japon, l’Italie, la Corée du Sud, la Bulgarie et bien d’autres voient déjà leur population diminuer d’une année à l’autre. Le vieillissement de la population et la baisse des taux de natalité créent des pénuries de main-d’œuvre, fragilisent les bases fiscales et remodèlent les économies nationales.
Même des pays comme le Canada et l’Australie, qui ont jusqu’à présent eu recours à l’immigration pour compenser la baisse de la fécondité nationale, ne pourront pas éviter indéfiniment ce mouvement démographique généralisé. Les politiques d’immigration se modifient et les niveaux de population se stabilisent temporairement, mais la tendance à long terme reste sans équivoque : la croissance démographique mondiale ralentit et, dans de nombreux endroits, s’inverse.
Alors que le monde s’est toujours inquiété de la surpopulation et de la pression qu’elle exercerait sur les systèmes alimentaires, la préoccupation la plus pressante aujourd’hui consiste sans doute à savoir comment maintenir les systèmes alimentaires avec moins de personnes à nourrir et moins de travailleurs pour produire les denrées alimentaires. Pendant des décennies, la faim dans le monde a été le résultat non pas d’une offre insuffisante de denrées, mais d’une mauvaise distribution et d’échecs de production localisés. La crainte de « manquer de nourriture » a toujours été davantage politique qu’agricole.
Mais dans un monde où la population décline, la question se pose : comment pouvons-nous maintenir une économie alimentaire dynamique, efficace et innovante lorsque la demande commence à diminuer ?
La situation du Canada illustre ce dilemme. Bien que notre population ne soit pas encore en déclin, notre taux de fécondité continue de baisser. Sans une immigration vigoureuse, notre population serait déjà en déclin. Et même si le discours public reste centré sur la hausse des prix des denrées alimentaires et l’accès à des produits alimentaires abordables, un problème plus profond et davantage structurel émerge : l’insécurité nutritionnelle.
En 2024, un ménage canadien sur huit connaissait l’insécurité alimentaire, et cette proportion est probablement sous-estimée. L’insécurité alimentaire est associée non seulement à la faim, mais aussi à une mauvaise qualité de l’alimentation, à un accès réduit à des aliments frais et nutritifs et à des conséquences plus larges sur la santé. Plus que jamais, les Canadiens comblent peut-être leurs besoins caloriques, mais ne parviennent pas à satisfaire leurs besoins nutritionnels.
Cela nous amène à un problème crucial, mais souvent négligé : la malnutrition liée à la maladie. Cette affection touche des personnes de tous âges et est étroitement liée aux maladies chroniques et à l’insécurité alimentaire. On estime que jusqu’à un enfant canadien sur trois et qu’un adulte sur deux admis à l’hôpital sont déjà mal nourris à leur arrivée. La maladie peut entraîner la malnutrition, et celle-ci peut exacerber la maladie, créant ainsi une boucle de rétroaction coûteuse et dangereuse.
Ce défi ne fait que s’aggraver. Avec le vieillissement des populations et la prévalence croissante des maladies chroniques, la demande de soins nutritionnels et non seulement alimentaires, va s’intensifier. La malnutrition ne constitue pas seulement un problème clinique, il s’agit d’un problème systémique, reflétant des défaillances plus larges dans notre façon de percevoir, de mesurer et de traiter l’insécurité alimentaire.
Alors, qu’est-ce que cela signifie pour le secteur alimentaire ?
Nous devons reconnaître la nature de plus en plus hétérogène du marché. Une approche unique ne suffira plus. La croissance ne viendra pas de la quantité, mais de l’innovation, de la spécialisation et d’offres axées sur la nutrition.
Les politiques publiques devront également évoluer. L’accent actuel mis sur l’accessibilité et l’abordabilité alimentaires doit s’étendre à la sécurité nutritionnelle, un concept qui met l’accent sur un accès constant à des aliments qui favorisent la santé et préviennent les maladies. Il ne s’agit pas d’un simple changement sémantique ; c’est le reflet d’une compréhension plus approfondie des objectifs d’un système alimentaire moderne.
La transition d’un modèle centré sur la croissance à un modèle axé sur la résilience et la qualité ne se fera pas sans heurts. Mais si nous ne parvenons pas à nous adapter, nous risquons de construire un système alimentaire peu adapté aux réalités démographiques et nutritionnelles de notre époque. L’avenir de l’alimentation ne se mesurera pas en tonnes, mais en termes de conséquences par personne.
Dr. Sylvain Charlebois/Professor/Professeur Titulaire
Senior Director/Directeur Principal
AGRI-FOOD ANALYTICS LAB/LABORATOIRE DE SCIENCES ANALYTIQUES EN AGROALIMENTAIRE
CO-HOST, The Food Professor Podcast