« Le télétravail crée un paradoxe : il incite les Canadiens à cuisiner davantage à la maison, tout en ravivant leur désir de sortir pour socialiser et retrouver une vie de quartier, selon ce que révèlent des données. »
Le Canada occupe désormais la première place mondiale en matière de télétravail chez les professionnels diplômés de niveau universitaire, selon la plus récente étude de Global Survey of Working Arrangements.
En moyenne, ces travailleurs passent près de deux jours par semaine à domicile, devançant ainsi le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Inde. Ce qui pourrait ressembler à une simple statistique sur le monde du travail cache une réalité intéressante, non seulement dans nos façons de travailler, mais aussi dans nos habitudes alimentaires, nos choix d’achat et notre gestion du temps.
Il s’agit d’une transformation structurelle qui réécrit tranquillement les règles de notre économie alimentaire. Moins de déplacements signifient aussi moins de repas pris à l’extérieur. Le rythme des repas quotidiens a changé. Les cafés et aires de restauration du centre-ville se vident, tandis que les épiceries, les services de livraison et les boîtes-repas prennent une place grandissante dans notre quotidien. Pour des millions de Canadiens, la table de la cuisine devient la nouvelle cafétéria.
Pour les épiciers et les fournisseurs alimentaires, cette évolution n’est pas anodine. Les travailleurs qui passent plus de temps à domicile font possiblement leurs courses plus souvent durant les heures moins achalandées et s’attendent à trouver des ingrédients frais, des formats plus petits et un service de livraison fluide. On observe une montée en popularité des petits formats d’épiceries dans les zones résidentielles et suburbaines, et une forte demande pour la commodité sans compromis sur la qualité. Les détaillants doivent s’adapter à ce consommateur en mutation, qui vit et travaille au même endroit et qui perçoit l’alimentation autant comme une nécessité que comme une expression de son mode de vie.
En revanche, tout cela résulte d’une théorie. Les gens qui travaillent de la maison passent non seulement plus de temps en cuisine, mais ils devraient dépenser davantage en épicerie.
Ors, les données les plus récentes de Statistiques Canada révèlent que les Canadiens dépensent en moyenne 311 $ par personne par mois à l’épicerie, soit à peu près le même montant qu’il y a un an, malgré l’inflation. Toutefois, leurs dépenses au restaurant ont augmenté de près de 3 % sur la même période, atteignant 198 $ par mois par personne. Le Canadien moyen dépense 39 % de son budget alimentaire au restaurant, comparativement à 37 % il y a un an.
Il faut dire que le télétravail, s’il favorise les repas à domicile, semble aussi stimuler le désir de sortir, notamment pour socialiser et briser l’isolement. Les cafés et les petits restaurants de quartier deviennent ainsi des lieux prisés pour rencontrer des amis ou travailler autrement, générant un nouvel équilibre entre la maison et l’extérieur.
Enfin, une question plus large commence à émerger, tant chez les entreprises que chez les économistes : quelles sont les répercussions de cette évolution sur la productivité ?
Les avantages du télétravail sont bien documentés et entraînent une réduction des déplacements, une flexibilité accrue, un meilleur équilibre travail/vie personnelle. Mais des inquiétudes grandissent quant aux coûts cachés, notamment dans les secteurs qui reposent sur la collaboration, la créativité et les échanges informels. Les données sur la productivité au Canada restent mitigées, et certains employeurs commencent discrètement à remettre en question l’efficacité réelle du travail hybride à long terme. Pour l’industrie alimentaire, soit le commerce de détail, les services alimentaires et la distribution, une baisse de l’achalandage au centre-ville se traduit aussi par une diminution des achats impulsifs, des repas d’affaires, et par une demande affaiblie dans les marchés urbains. Les répercussions se font sentir sur l’ensemble de l’économie.
Bref, la culture du télétravail au Canada ne transforme pas seulement la vie de bureau : elle redessine nos systèmes alimentaires, nos habitudes de consommation et peut-être même notre productivité, mais pour combien de temps encore ?
Dr. Sylvain Charlebois/Professor/Professeur Titulaire
Senior Director/Directeur Principal
AGRI-FOOD ANALYTICS LAB/LABORATOIRE DE SCIENCES ANALYTIQUES EN AGROALIMENTAIRE
CO-HOST, The Food Professor Podcast