Les germes d’une nouvelle industrie agro-alimentaire

par Pierre Théroux

Alex Wolfe se rend fréquemment ces temps-ci en Californie, là où l’usage récréatif du cannabis y compris sous forme comestible est légal depuis le 1er janvier 2018. Après avoir été un pionnier de la marijuana médicale en 1996, ce populeux État américain est ainsi devenu le plus gros marché mondial du cannabis.

« Quand j’y entre dans des commerces d’alimentation, j’ai l’impression d’avoir une vision du futur. Les tablettes sont remplies de breuvages et d’aliments à base de cannabis », constate le vice-président au développement des affaires du producteur québécois de cannabis Cannara Biotech, qui salive devant le potentiel de ventes offert par cette nouvelle industrie.

Il suffit aussi de se rendre au Colorado, où on peut acheter du café, du thé, des chocolats, des bonbons ou encore des croustilles au cannabis, pour constater que la marijuana peut être consommée sous plusieurs autres formes. La vente de ces divers produits et l’intérêt grandissant qu’ils suscitent chez nos voisins du sud témoignent d’une tendance qui pourrait être similaire au pays.

« Breuvages, boissons, alcool, confiseries, croustilles, sirop, beurre infusé, cacao infusé, craquelins, biscuits, croissants, repas congelés… Ce ne sont que quelques-uns des produits comestibles à base de cannabis qui sont commercialisés au Colorado. »
Patrick Khouzam, Directeur général, MNP Financement des entreprises, MNP

Une étude réalisée par l’Université Dalhousie démontre que parmi les 68 % de Canadiens de 18 ans et plus qui étaient favorables à la légalisation du cannabis, plus de 93 % d’entre eux seraient tentés d’essayer au moins un produit comestible. Ce qui représente un nombre considérable de presque 10 millions d’adultes.

À n’en pas douter « la vente de cannabis en est à ses balbutiements et c’est une véritable mine d’or dont le potentiel de développement est immense. L’avenir de cette industrie va bien au-delà des produits qu’on fume, car il y a beaucoup plus de gens qui préféreront consommer du cannabis par le biais de produits alimentaires », affirme Adam Miron, co-fondateur et chef de l’image de marque du producteur de cannabis Hydropothecary, devenu récemment HEXO, qui peine justement à répondre à la forte demande de la part des consommateurs qui en font depuis peu un usage récréatif.

« Au Colorado, en deux ans, les ventes de produits comestibles sont passées de 18 à 38 %, suite à la légalisation. On peut s’attendre à la même tendance ici. »
Patrick Khouzam, Directeur général, MNP Financement des entreprises, MNP

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Des produits diversifiés
Lancé en 2013 à Gatineau, ce plus important fournisseur de la Société québécoise du cannabis (SQDC) nourrit d’ailleurs de grandes ambitions. « Nous voulons devenir les Johnson & Johnson ou Procter & Gamble des produits de consommation de cannabis ». À l’instar de ces géants américains spécialisés dans la fabrication de divers produits d’hygiène et de beauté, HEXO souhaite ainsi développer différentes marques de produits comestibles de cannabis, allant des boissons aux aliments en passant par des produits cosméceutiques qui espère-t-il, se retrouveront dans les foyers de millions de résidents.

« On veut se positionner afin d’être prêts pour l’ouverture d’autres marchés de produits pour des consommateurs adultes. Lorsqu’ils rechercheront des produits à base de cannabis sur les tablettes des épiceries, ou dans les menus de restaurant, nous voulons qu’ils optent pour une marque reconnue comme HEXO. » Pour y arriver, l’entreprise qui offre des produits de sa marque Hydropothecary au marché médical depuis plus de trois ans s’affaire à mieux comprendre les habitudes et les préférences des consommateurs en s’appuyant sur sa connaissance actuelle de ses clients, et ce, à l’aide d’analyses axées sur des données et l’activation marketing.

Aussi, en regardant de plus près le développement du marché des produits comestibles au cannabis au Colorado et en Californie, l’entreprise a été surprise de constater que ceux qui étaient en faveur sont plus âgés, plus éduqués et mieux nantis que le consommateur qui en fume de façon régulière. « Il y a encore beaucoup de préjugés dans la population à l’encontre du cannabis, mais ceux-ci s’estomperont avec le temps », estime Adam Miron.

Entre-temps, outre le développement de ses marques maison, HEXO a conclu une entente avec le brasseur Molson Coors Canada pour la création de la coentreprise Truss qui vise à développer des boissons non alcoolisées à base de cannabis pour le marché canadien. Car, estime-t-il, le jour n’est pas loin où deux collègues commanderont une boisson infusée de cannabis, au lieu de verres de vin, lors d’un repas d’affaires. La PME de Gatineau explore aussi la possibilité d’établir d’autres relations verticales dans les domaines de l’alimentation, des produits de beauté ou d’autres secteurs « avec des marques de produits de consommation de confiance ».

« L’avenir du cannabis, c’est la molécule. Nous allons bientôt devenir des fournisseurs de molécules. »
Pierre Killeen, Vice-président aux affaires gouvernementales, HEXO

Cannara mise aussi sur le développement d’un portefeuille de marques dans plusieurs catégories de produits, notamment récréatifs, alimentaires, cosméceutiques et les boissons. « On a lancé l’entreprise en voulant devenir principalement un producteur de cannabis. Mais on a vite réalisé le plus grand potentiel engendré par son utilisation dans des produits comestibles », indique Alex Wolfe, en précisant que l’entreprise entend miser sur ses propres produits, mais est aussi prête à développer des produits avec d’autres acteurs de l’industrie agroalimentaire.

Créée en janvier 2018, l’entreprise a acquis les installations d’une vieille usine de couvre-plancher de Farnham qu’elle s’affaire à convertir à la culture du cannabis. Elle a aussi développé sept marques de produits comme des jujubes (Gummyz), des barres granola (Cannabar) et des breuvages (Brew, Liquid CBD) comme des thés, des cafés, des sodas et des eaux vitaminées infusés de cannabis. Cannara entend notamment rivaliser avec les producteurs de boissons énergisantes ou encore les brasseurs de bière. « Beaucoup de travailleurs voudront boire un breuvage infusé au cannabis plutôt qu’une bière quand ils reviennent à la maison après le travail », croit Alex Wolfe.

À défaut de pouvoir vendre ses produits au Canada avant au moins un an, Cannara entend les commercialiser dans les six prochains mois dans une centaine de points de vente en Californie. Elle vise ensuite les marchés du Nevada, du Colorado et de l’Oregon. Comment fera-t-elle pour se démarquer des produits et marques qui sont déjà vendus aux États-Unis ? « Comme tout produit de consommation, tout est question de branding et de marketing. Mais nous allons aussi miser sur le fait que nos produits sont sans gluten ou végans et fabriqués en utilisant du sucre naturel comme le sirop d’érable, donc meilleurs pour la santé », répond Alex Wolfe.

Des embûches à prévoir ?
Bon nombre d’entreprises de transformation alimentaire voient dans le marché des produits comestibles à base de cannabis une formidable occasion de créer de nouveaux produits et d’accroître leurs ventes. Elles n’ont pas tort, affirment Glenn Fraser et Anand Beejan, responsables du secteur du cannabis au sein du cabinet comptable, de services de fiscalité et de services-conseils MNP, qui se sont penchés sur les enjeux concernant la production et la vente de ces produits. Mais, « elles devront composer avec certains obstacles, le principal étant des lois et des règlements stricts », indiquent les deux spécialistes en soulignant l’importance d’évaluer l’incidence qu’aura leur initiative sur leur image.

« La réglementation qui concerne la commercialisation du cannabis peut varier selon les endroits. En plus des lois de l’État, il faut s’attendre à devoir respecter des règlements municipaux et d’autres relevant des autorités environnementales, médicales et agricoles. »
Peggy Moore, Actionnaire majoritaire et directrice générale de Love’s Oven

D’autant que la fabrication de ces produits posera certains défis, notamment le dosage, le déclenchement et la durée des effets du cannabis. Les entreprises œuvrant dans ce secteur d’activité devront d’ailleurs établir des chaînes d’approvisionnement sécuritaires pour protéger la qualité et l’intégrité de leurs produits.

La qualité et la sécurité des produits sont d’ailleurs le nerf de la guerre de cette industrie, reconnaissent Adam Miron et Alex Wolfe. Pour ce faire, HEXO précise avoir notamment recruté Terry Lake, qui a été ministre de la Santé en Colombie-Britannique, à titre de vice-président à la responsabilité sociale d’entreprise. Aussi, « nous travaillons avec Santé Canada pour nous assurer de répondre aux critères et réglementations requis », ajoute Adam Miron.

Par ailleurs, la vente de produits comestibles contenant du cannabis aux États-Unis a engendré certaines dérives alors que des enfants ont accidentellement mangé des bonbons ou des produits alimentaires à base de marijuana. Les entreprises alimentaires doivent donc gérer de tels risques.

« Selon les exigences gouvernementales qui seront établies par la loi, il vous faudra pouvoir tester vos produits de cannabis comestibles en fonction de l’effet potentiel, ainsi qu’être en mesure de détecter des résidus de pesticides et de solvants, et la présence de microbes et de bactéries. »
Peggy Moore, Actionnaire majoritaire et directrice générale de Love’s Oven

« Nous allons nous assurer que le dosage est adéquat et que nos efforts de marketing sont orientés uniquement vers les adultes », indique Alex Wolfe. Mais, en bout de ligne, la responsabilité incombe aussi aux parents. « Comme tout médicament, boisson alcoolisée ou autres produits dangereux pour les enfants, les parents doivent s’assurer de les tenir hors de leur portée », souligne Adam Miron.

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Patrick Khouzam, CF, Directeur général, MNP Financement des entreprises et leader du créneau de la transformation alimentaire.
Avec la légalisation prochaine du marché récréatif du cannabis sous forme comestible au Canada, les opportunités d’affaires pour les entreprises québécoises et canadiennes dans le domaine seront des plus intéressantes. Une fois ce droit de produire des denrées alimentaires infusées acquis, ces mêmes entreprises pourront se tourner vers les marchés d’exportation où les produits comestibles sont aujourd’hui considérés au même titre que tout autre produit de consommation alimentaire.

Ces derniers devront se démarquer en s’appuyant sur leurs caractéristiques propres (végan, sans gluten, etc.) et où le développement de la marque sera d’une importance capitale. Les statistiques récentes démontrent que les consommateurs éventuels des produits du cannabis sous forme comestible sont plus âgés, plus éduqués mieux nantis que le consommateur qui en fume et ces derniers seront donc à la recherche de produits de haute qualité qui répondront à leurs aspirations.

Ceci confère un bel avantage aux entreprises canadiennes, étant donné l’expertise qui a été développée par ces dernières, grâce à leur participation au marché médicinal. De plus, toute incursion dans le monde des produits comestibles sera validée par une réglementation fédérale qui sera mise en pratique par Santé Canada. Cette voie accordera aux produits canadiens un sceau de qualité qui sera reconnu à l’international.

Dans un marché où des entreprises auront l’opportunité de développer des marques qui pourront rayonner mondialement, ce gage de qualité permettra aux acteurs canadiens de se démarquer et, surtout, d’établir les normes d’industrie que la compétition sera tenue d’atteindre.