Seul et payant

DR SYLVAIN CHARLEBOIS
Professeur en distribution et politiques agroalimentaires

«Les gens vivant seuls ont tendance à moins cuisiner et à moins bien s’alimenter. L’offre alimentaire au supermarché est souvent dominée par des produits destinés aux ménages comptant plus d’une personne. Puisque d’ici 2025, au-delà de 5 millions de Canadiens vivront seuls, l’industrie agroalimentaire doit s’adapter tranquillement. »

On dit souvent que la technologie et l’émergence des réseaux sociaux nous réunissent tous dans la solitude. Une portion de vérité se cache ici, mais la solitude constitue une réalité qui frappe nos communautés de plein fouet. Selon Statistiques Canada, environ 28 % des ménages canadiens se composent d’une seule personne, autrement dit 4 millions d’individus vivent en solo. Selon toutes vraisemblances, d’ici 2025, ce nombre pourrait excéder les 5 millions, un chiffre avoisinant la population de la région métropolitaine torontoise. Malgré le coût élevé du logement un peu partout au pays, les citadins vieillissent, deviennent veufs ou désirent simplement vivre en solitaire. Ce mode de vie gagne en popularité et oblige le domaine alimentaire à réagir et à s’ajuster.
Les détaillants commencent à peine à reconnaître le potentiel de ce marché. Certains supermarchés deviennent de similis centres communautaires où les gens convergent et se rencontrent. Très peu de supermarchés n’offrent pas encore à leurs clients une aire de détente pour manger et jaser. Dans certains magasins, on retrouve même des bancs de parcs entre les allées pour permettre aux gens de se reposer ou de bavarder tout en faisant leurs emplettes.

Les comptoirs de mets prêts-à-manger et les portions singulières occupent de plus en plus de place dans les supermarchés. Les marchands réagissent vite en réalisant qu’il est plus payant de vendre huit morceaux de gâteau à 4 $ la pièce au lieu d’un gâteau entier à 25 $. Cette pratique s’étend dorénavant un peu partout à travers les rayons du magasin.

Certes, vendre des portions au détail permet aux individus vivant seuls de réduire le gaspillage. Cette pratique vient à contre-courant avec le phénomène Costco où les consommateurs d’une société obsédée par les voitures achètent en grande quantité. D’ailleurs, si le prix de l’essence devait tripler, Costco se dirigerait probablement vers la faillite, ou presque. Toutefois, les aliments et les mets sur mesure au détail nous amènent un autre problème majeur : l’utilisation supplémentaire d’emballage et de plastique. Par exemple, selon une récente étude européenne, couvrir et protéger huit morceaux de gâteau augmente le volume d’emballage d’au moins 80 %, sinon plus. Déjà, l’industrie réalise le problème de sa surconsommation de plastique. Puisque ce matériau coûte peu cher et permet d’offrir des produits salubres depuis des années, il devient très problématique et difficile de le remplacer.

En restauration, on constate un peu le même phénomène. En rattrapage avec l’Europe et l’Asie où l’espace est limité, les tables communautaires deviennent une solution à la mode dans les restaurants pour les gens qui y arrivent seuls. On leur présente ainsi une option pour se sentir moins isolés, ne serait-ce que pour un instant.

L’individualisation de l’offre alimentaire occupera de plus en plus de place dans notre vie. Les individus et leurs besoins nutritionnels diffèrent les uns des autres. Plus du quart des Canadiens affichent une préférence diététique particulière, par choix ou non. Allergies, intolérances, végétalisme ou autre, le secteur s’adapte. L’hyper fragmentation de la demande alimentaire fait en sorte qu’il existe maintenant une panoplie de possibilités qui s’offrent au secteur.

Le secteur profitera avantageusement de ces possibilités, surtout au détail. En 2018, l’industrie n’a augmenté ses ventes au pays que par un maigre 0,4 %, et les résultats pour l’année 2019 ne s’annoncent guère mieux. Pour soutenir cette mouvance vers une singularisation de l’offre alimentaire, un récent sondage révèle qu’environ 64 % des consommateurs ne voient rien de mal à laisser les détaillants utiliser de l’information personnelle afin de mieux les servir.

Alors tout porte à croire que sans égards à nos goûts ou nos besoins physiologiques, il y aura sûrement quelque chose pour nous à l’épicerie. L’alimentation a toujours eu le pouvoir de nous réunir, même dans la solitude. Et ce phénomène risque de se propager dans le futur.